Temps Mort : que le hip-hop français repose en paix
22 janvier 2002. Le premier album solo de Booba, Temps Mort, est enfin dans les mains du public. Même si ce dernier n’est que la première pierre d’une longue carrière, son auteur n’en est pas pour autant un inconnu dans l’esprit des mordus de rap français. Présent depuis déjà quelques années, Booba a un parcours chargé et quelques trophées à son actif. Étoile montante du collectif Time Bomb (X-Men, Oxmo Puccino, Kamal, Pit Baccardi) et moitié du duo Lunatic avec qui il a obtenu le premier disque d’or indépendant de l’histoire du rap français pour Mauvais Œil, Booba est un véritable phénomène. Technique, provocateur, incisif avec un flow inédit, la moindre de ses apparitions est scrutée, analysée et copiée. Talent brut qui possède des facilités indéniables, Booba est alors plus que jamais, après « Le Crime Paie », « Les Vrais Savent » et Mauvais Œil, attendu en solo. Farouchement décidé à bousculer le rap français, sûr de ses qualités et bien épaulé, le représentant vedette du 92i dévoilera donc logiquement deux ans plus tard le désormais classique Temps Mort.
Le Chargeur
Quatre mois avant la sortie de Temps Mort, en septembre 2001, Booba dévoile le premier extrait « Repose en Paix »… et quel extrait ! Véritable prouesse artistique, et d’autant plus qu’il est réalisé en totale indépendance, le clip est iconique. Casquette ou durag sur la tête, lunettes, BM aux vitres teintées et plaquée 667, pleine lune qui éclaire un enterrement lugubre, petit singe sur l’épaule et grosse équipe qui surveille ses arrières, le moindre élément est sujet à légende. Puissant et violent dans les sonorités et l’écriture, Booba n’est pas là pour rire et est bien décidé à partir en guerre. Avec deux minutes cinquante de rap pur sans refrain, la star du 45 Scientific a bel et bien tué le hip-hop français. Le meurtrier est identifié et le rap hexagonal n’est malheureusement pas prêt de reposer en paix.
Avant même l’aspect musical, ce qui frappe en premier sur Temps Mort c’est son identité visuelle et notamment sa cover. Iconique, cette dernière met en scène une moitié de Booba au regard perçant devant un mécanisme et à côté d’un sablier. Avec ces différents éléments, le projet fait déjà preuve d’une grande cohérence et son ambiance est dès lors imposée. Cette cohérence sera accentuée avec la seconde cover (destinée pour le vinyle puis adaptée pour la version CD) qui dispose Booba au milieu de tombes en croix sous un crépuscule orange vif. Avec ces visuels les deux thèmes récurrents de l’album, qui sont le temps et la mort, seront alors idéalement mis en valeur et montreront que le futur Duc a un plan bien précis en tête : enterrer la concurrence. Un an plus tard, et pour la réédition qui comporte notamment l’énorme « Destinée » (avec Kayna Samet), une nouvelle cover beaucoup plus sobre (noir et blanc avec Booba en contre plongée) sera dévoilée.
Version CD (14 titres)
Version Vinyle (adapté par la suite en format CD)
Troisième version pour la réédition
Depuis ses débuts Booba a toujours été bien entouré que ce soit en termes d’artistes ou de producteurs. Sur Temps Mort on retrouvera sans surprise tous les membres qui composent 45 Scientific. Ici Booba est loin de l’image de loup solitaire qu’il dévellopera par la suite et s’affiche dans une dynamique collective : « Moi je ne suis pas tout seul. Si je devais faire mon autoportrait ça regrouperait plusieurs personnes. En gros tout le 92. Malekal Morte, Sir Doum’s, LIM, On est tous pareil, on marche en équipe, on respect notre travail. On marche à l’instinct, à l’instinct animal. » Véritable travail d’équipe, Temps Mort permettra, de par sa portée critique et commerciale, de pousser des carrières et plus précisément celles de Nessbeal et LIM qui deviendront par la suite des artistes majeurs du rap indépendant. Pas encore totalement adoubé, le patron du 92i assume déjà son rôle de gérant qu’il désire tant, à en juger ses écrits, et propulse avec lui les siens, sa meute la plus fidèle. En ce qui concerne la production on pourra retrouver l’équipe d’Animalsons composée de Clement & Marc mais aussi Fred Le Magicien, Full Moon, Geraldo et Julien Dicanot. Présents, pour la majorité d’entres eux, sur Mauvais Œil, ces derniers avaient apportés, sur des titres comme « Le Silence n’est pas un Oubli » ou « 92i », une touche singulière avec des nappes synthétiques et des batteries métalliques. Ces innovations serviront, sans le savoir, à préparer le terrain pour Temps Mort et influenceront pour toujours le rap français.
Solide sur ses appuis avec une écriture déjà validée, un entourage solide et performant, une identité visuelle reconnaissable, distinguée et en phase avec l’orientation artistique du projet, Booba est, avant même les premières notes, en terrain conquis et ne peut que livrer une performance jamais vue.
Les balles
Putain quelle intro d’batard ! Avec une instrumentale indescriptible à la fois futuriste et retro et des écrits violents et agressifs qui décrivent de manière dantesque la banlieue, Temps Mort est un aperçu idéal de ce que l’ont peut retrouver sur le reste de l’album, c’est à dire de l’egotrip pur avec de multiples thèmes et références, des phrases brutes, hardcores, conscientes, et un je-m’en-foutisme insolent. À travers cette performance intense on peut dès lors remarquer le thème du « temps mort », qui sera d’ailleurs éparpillé de différentes façons tout au long de l’album, lorsque Booba appel l’auditeur à faire une pause pour écouter du « vrai rap » ou qu’il demande à la société d’arrêter d’accabler la jeunesse des banlieues qui se fait « niquer au score ». En employant « niquer au score », l’altoséquanais renvoie ici au basket, sport dans lequel on demande un temps mort lorsqu’on est en difficulté, et use d’une nouvelle tournure de phrase pour illustrer d’une manière différente le thème majeur de l’album.

Complet et complexe, Temps Mort est un album aux multiples facettes nous faisant voyager dans l’esprit de Booba qui, conscient de sa future grande réussite, narre ses pensées avec rancœur. Auparavant offensé avec hostilité, B2OBA ironise et règle ses comptes avec les personnes qui l’ont découragés ou rabaissés sur « On m’a dit ». Construit sur la répétition « on m’a dit » à chaque début de phrase, ce titre énumère avec virulence tous les propos marquants à son égard afin de nous marquer comme lui l’a été. Relégué à un mec « bon qu’à squatter les halls », Booba est conscient, et à juste titre, d’être plus que cela et viendra même rétorquer sur « Écoute Bien » que son nom, qu’ils le veuillent ou non, « sera stické sur tous les murs du 16 aux halles ». Insolent et hautain car sûr de lui, il affiche sur « Jusqu’ici tout va bien » une force tranquille, avec la violence qu’on lui connait, car de toute façon « il fait ses dièses », « il les baise » et « bientôt il se barre ». Si Booba désire tant se barrer de « l’autre berge » c’est pour quitter « la Seine et tous ses cadavres » et ne pas être obligé de « vendre du crack ou de faire des tirs à 3 points ». Imagés, réalistes, descriptifs et pessimistes, ses écrits narrent avec obscurité ce quotidien fade et morose qui ne semble pas avoir de débouchés ensoleillés. Cette grisaille justement est bien présente sur « Indépendant » avec une ambiance orageuse et un fond sonore pluvieux qui s’ajoutent à une description lugubre de son mode et cadre de vie. Cette noirceur qui jusqu’ici ne dépeignait qu’essentiellement des éléments comme la drogue, les armes, l’argent, le sex et la violence viendra sur des titres comme « Ma Définition » ou le bien nommé « Le Bitume avec une Plume » se fondre dans une introspection beaucoup plus profonde et personnelle. L’un doux, l’autre énergique, ces derniers sont moins hardcores, plus modérés et abordent des thèmes émotionnels comme son enfance, son regard amer sur le passé de la France ou son attraction pour la réussite qui lui octroiera une aisance financière et matérielle. D’ores et déjà présent à maintes et maintes reprises sur Temps Mort, le « succès » peut être associé au titre « Nouvelle École » (avec Mala) qui possède une instrumentale club, lieu de grandes dépenses où le champagne coule à foison. Originale et un minimum située hors de la zone de confort de Booba, cette ambiance nocturne et festive a permise à Mala de livrer une performance à la hauteur de l’événement. D’autres invités comme LIM et Moussa, présents sur « Animals » avec la célèbre phase « autant transporter d’la dope dans le cul d’un cheval », seront eux aussi au niveau en affichant un visage frénétique qui colle parfaitement à l’univers agressif et violent de Booba. Seuls potentiels points négatifs de Temps Mort, les autres collaborations, bien qu’elles soient talentueuses, semblent dépassées par un Booba hors du commun qui plus est en terrain conquit. La collaboration avec Ali, son partenaire de toujours, marque elle une véritable scission avec le 45 Scientific et Lunatic. Le contrast entre la rage de Booba et la sagesse d’Ali qui faisait le charme de Mauvais Œil apparait ici comme gênant et dépassé. Sans pour autant faire tache, les invités auront assurément montrés que Booba, avec le niveau qu’il a affiché sur Temps Mort, est maintenant dans « l’obligation » de faire cavalier seul et c’est justement ce qu’il fera pour Panthéon, son second album, en fondant son propre label : Tallac Records.

Intemporel et culte, Temps Mort est la fin d’un cycle et le début d’un autre. Ce premier album a également démontré que Booba était déjà à des années lumières que ce soit dans ses flows, ses références, ses sonorités ou sa plume. En pleine ébullition à la fin des années 90’s, le rap français aura créer de multiples carrières mais surtout une qui les détruira toutes. Assoiffé de reconnaissance, de liberté et de succès, Booba aura avec Temps Mort grandement accéléré sa destinée radieuse.